D’une folie à l’autre
Le fou, l’idiot et le nouveau-né
Il est du fou comme de l’idiot : un déni permanent de réalité. L’un se perd dans les méandres de son esprit pour justifier ce qu’il se refuse de croire, tandis que l’autre, par obstination, fini par croire ce qui n’a en fait aucun sens. Ce besoin de justification – plus que de vérité – cherche avant tout à surmonter une incohérence interne entre croyances et observations : nous utilisons nos observations pour justifier nos croyances et de fait croyons être justifié.
La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent
Albert Einstein
Le fou n’a aucune foi en l’avenir, il ne peut y croire : chaque résultat pourrait tout aussi bien changer, comme par magie. À l’inverse, l’idiot ne s’attarde pas longtemps à essayer quelques choses de nouveau pour en tirer toujours les mêmes conséquences, comme par habitude. Son avenir n’est que la répétition de son passé et ses prédictions la démonstration de ses préjugés. C’est son idiosyncrasie.
Gardons-nous d’être fou ou idiot, même si c’est bien souvent notre mode d’opérations par défaut : nous nous étonnons de ce qui aurait pu être parfaitement anticipé – pour ne pas trop y réfléchir, et continuons de croire ce qui est évidement faux – pour mieux se rassurer. Nous souffrons tous, à différentes échelles, d’un déficit de réalité.
Réalité
En vérité, nous avons autant besoin de croyances – ou hypothèses – que de prédictions – ou théories – et c’est l’objet de la connaissance : argumenter une proposition que nous croyons vraie pour en faire ressortir sa véracité.
Il manque cependant un dernier élément pour aboutir à une nouvelle proposition recevable, car qui nous dit que toutes ces hypothèses et théories ne sont pas l’affabulation de notre esprit aboutissant à un raisonnement circulaire ou une régression à l’infini ? Cet élément est le principe de réalité, ce qui nous retourne le coup, ce qui par nature est « inimaginable », car n’originant précisément plus de notre esprit. Ce qui existe en-dehors de soi et que nous préférons, bien souvent par commodité, ignorer. Ne plus ignorer cette réalité est le premier pas vers la connaissance.
C’est en ceci que le réel ne cesse de nous surprendre. Nous avons beau élaborer les théories les plus sophistiquées, les systèmes de pensées les plus cohérents, aucune théorie ne décrit la réalité complètement et fini par nous surprendre à nouveau.
L’émerveillement est le commencement de toutes philosophies, de toutes aventures scientifiques. C’est aussi le regard qu’un nouveau-né jette sur le monde. Un monde ni construit, ni pensé, ni imaginé : juste là.
Cette vision réaliste du monde s’oppose au solipsisme, qui n’attribue aucune réalité en-dehors de l’esprit, ou plus précisément, que toute réalité est une construction de l’esprit. Mais ne soyons pas dupe, réalisme ou solipsisme sont des idéologies comme les autres et aucune n’est réfutable avec les arguments de l’autre.
Nous ne pouvons pas dépasser la pensée, et même une expérience très concrète est en dernière analyse filtrée par notre cerveau. Nous sommes auteurs et témoins de nos découvertes, les uns pour les autres, les uns à travers les autres, les uns contre les autres.
Réalité autant perméable à l’esprit qu’à la matière, à ce qui existe en-dedans et en dehors de soi. Nous sommes à la fois sujets et objets dans ce mélange de sensations et d’intuitions, de perceptions et de déductions. La matière informant l’esprit dans un jeu aussi complexe que les figures d’interférences de la pluie sur un lac de montagne reflétant les cimes des arbres alentours. Que voyons-nous vraiment ? Que savons-nous vraiment ?
Dualité
Si l’information est une propriété de la matière – l’absence ou la présence de quelque chose- , la connaissance est un attribut du Vivant – qu’est-ce que ce quelque chose signifie, que puis-je en faire ?– Seul un être vivant peut se poser cette question.
Ce n’est qu’à travers nos connaissances que nous nous formons une idée de la réalité, aussi concrète soit-elle et cette connaissance passe par une contradiction : cette absence ou cette présence est-elle permanente ou impermanente, nécessaire ou contingente, réelle ou imaginaire ?
Nous sommes face à un dilemme et plutôt que de choisir un camp, nous embrassons la dualité des deux mains. Nous adhérons irrésistiblement à la puissance de l’analyse (solipsisme ou idéalisme des mathématiques et de la logique) pour morceler la complexité des problèmes auquel nous faisons face (réalisme ou matérialité de l’objet et de nos actions physiques). Cette analyse permet d’opposer l’objet à son image, le sensible à l’intelligible, le vrai au faux, et correspond aux principes de toute logique, jusqu’à celui de tiers exclu, où chaque proposition renferme sa contraposée, et rien de plus.
La dualité, qui est la contradiction de l’unité, en est aussi la conséquence
Charles Baudelaire
Une nouvelle question surgit alors immédiatement : ce monde est-il réellement dual, n’est-ce pas la simple manipulation de notre esprit sur la matière ? Toutes nos expériences, tout notre savoir, consistent à valider que le réel n’est pas, en effet, impossible. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment le réel pourrait-il être impossible sans devenir fou ?
Pour ne pas sombrer dans cette folie, nous ne pouvons appréhender la réalité d’un bloc, nous la divisons, ce qui revient à multiplier les possibles, une dualité après l’autre, sans fin. La dualité mène à l’infini, tel est le mode d’opération de nos pensées – alors qu’aussi vaste soit notre univers, il est – jusqu’à preuve du contraire – , fini. L’infini n’existe que dans notre esprit, en tant que somme des possibles.
Pour suivre nos raisonnements, nous nous enfermons volontiers dans cette logique dualiste et cette dualité nous retourne, après analyses, une réalité fragmentée : soit cohérente, mais incomplète, soit complète, mais incohérente.
En réalité, l’imagination nous ouvre un monde des possibles, le réel nous ferme la porte à ce qui est impossible. Cet impossible – cette hypothèse qui conduira à des conclusions irréalistes – n’existe nulle part ailleurs que dans mon esprit, tout comme cette notion d’infini, et correspond à mon irréalité.
Irréalité
L’irréalité est un résidu de connaissance, qui ne peut plus être expliqué par une approche dualiste du monde. Seul le réel permet de trancher, mais sans donner d’explication : nous voici orphelin de nos modes de raisonnement familier.
Pendant des milliers d’années, homo sapiens a observé que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, sans pour autant en déduire que la terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Aucune observation ne sert de validation, car le réel ne tranche pas entre les possibles, seulement avec l’impossible. Seule l’invalidation permet de réfuter un argument : la preuve de son irréalité. Seul ce qui est impossible est sûr.
Nous pouvons observer des milliers de fois les prédictions d’une théorie, sans pour autant la valider définitivement. Nous pouvons croire très longtemps en une théorie, une idée qu’on se fait du monde, – un paradigme – pour être invalidée par une seule observation contradictoire. Le réel n’ouvre aucune porte, il ne fait que les fermer. C’est toute la démarche de l’esprit scientifique, tel que décrite par Gaston Bachelard ou Karl Popper
Nous nous sommes convaincus à travers les âges, que rien n’existe sans raison, nihil est sine ratione, principe de raison suffisante. Nous ne pouvons cependant pas donner de raison d’être à la raison, c’est-à-dire de cause à ce qui donne l’explication des causes, à moins d’aboutir à une cause elle-même irrationnelle ou surnaturelle. Tout système logique est incomplet. Toute explication universelle est incohérente.
La logique reste stérile à moins d’être fécondé par l’intuition
Henri Poincaré
Nous n’avons aucun accès direct à la réalité, seulement à l’irréalité. Ce que nous comprenons du monde est construit, produit de pensée et d’action, d’hypothèse, de déduction et d’invalidation. Si le processus de déduction est logique, c’est l’intuition qui nous souffle à l’oreille l’hypothèse. Le réel se chargeant éventuellement de l’invalider. Nous pouvons qualifier cette approche de virtuelle, car elle n’est ni entièrement logique, ni entièrement rationnelle.
Ce monde virtuel n’est pas créé par ordinateur ou par une quelconque supra-intelligence artificielle, mais par notre propre cerveau, jusqu’à nous donner l’impression du temps, alors que ni le passé ni l’avenir n’existe ailleurs que dans notre conscience du temps qui passe.
Virtualité
Apporter l’unité à la dualité, telle est l’approche de la virtualité. Redonner du sens malgré les contradictions sans nombres issues de nos raisonnements dualistes. Nous pouvons opposer réel et imaginaire, esprit et matière, mais c’est l’intrication des deux qui crée la complexité de nos pensées et in fine de notre compréhension du monde.
Le possible et l’impossible ne sont pas une dualité, car ce qui est impossible sera toujours impossible – c’est là notre seule certitude – mais ce qui est possible sera peut-être un jour la réalité. C’est dans ce peut-être que nous retrouvons notre humanité, faite de choix et de rencontres. Nous ne sommes plus face à un choix cornélien, entre nécessaire ou contingent, vrai ou faux, l’un excluant définitivement l’autre. Nous sommes face à un monde des possibles où nous cherchons à optimiser nos chances d’être, où nous pouvons transformer le possible en réel.
Il faut donc vivre avec l’environnement qui nous est donné. Et puisque nous en avons une connaissance imparfaite, nous faisons des estimations, nous évaluons nos chances et ne cherchons plus ce qui est certain – c’est-à-dire nécessaire – mais juste probable – c’est-à-dire contingent.
Puisque la réalité dans sa globalité nous est inaccessible, nous nous adaptons à elle, en un jeu de réalité virtuelle, où nous cherchons à maximiser les probabilités de réussites pour que la vie continue à transmettre ses connaissances à travers les âges.
Nous avons besoin de raison autant que d’intuition, d’obstination puis de moment de folie, de travail attentif suivie d’accidents fortuits, pour que lors de rares moments de lucidités, nous puissions ouvrir une brèche sur la réalité vraie en y découvrant quelque chose d’inattendu, bien qu’ayant toujours été là, en essence plus qu’en accident, tel Archimède sortant de son bain en criant : Eurêka!
Ce sont ces moments d’Eureka qui nous réconcilie avec la complexité du monde et son apparente inintelligibilité pour devenir, enfin intelligible. Moment que même la Nature nous encourage à cultiver en y associant la joie intense et indescriptible de la découverte. Joie communicative qui cherche alors à se transmettre, d’un esprit à l’autre, d’une génération à l’autre.
Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible
Albert Einstein
C’est en ceci que toute connaissance est une nouvelle naissance, car elle nous permet de jeter un regard nouveau sur le monde, tel celui d’un nouveau-né voyant le monde pour la première fois ou celui d’un explorateur atteignant des contrées inexplorées.
Face à cette complexité de la réalité dans laquelle nous baignons, nous vivons dans des mondes virtuels, ni totalement réels, ni totalement imaginaires, où nous cherchons à valider ce que nous croyons possible.
La connaissance – non pas celle du sage, qui n’est que savoir – mais celle du découvreur, qui n’est qu’apprentissage, nous permet, sans jamais cesser d’être émerveillé par la complexité du monde, d’en comprendre toujours un peu mieux les rouages. Cette connaissance se construit un moment d’eurêka après l’autre et s’il est transmis, se transforme en savoir pour les autres et abonder le formidable patrimoine éco-logique de la Vie.
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