Sur le renoncement : ce qui résiste, persiste
L’élément déclencheur de cet article est l’introduction d’un édito de Jacques Attali sur son blog repris par Les Echos, et dont je reproduis ici le premier paragraphe :
Nous sommes tous, individuellement, dans nos vies, confrontés à des circonstances dans lesquelles le renoncement s’impose. On doit, à un moment, renoncer à être un enfant, puis un adolescent, puis un jeune adulte. On doit aussi, trop souvent, renoncer à un être cher disparu, à un amour, à une amitié, à une carrière, à un poste, à une performance sportive ou artistique hors de portée, à une ambition inaccessible, à la vie même, lorsque la mort approche.
Jacques Attali
La nécessité de n’importe quel choix – celle de renoncer à l’alternative – est ici encore plus explicite : grandir, c’est renoncer à ce qui n’est pas réel, à ce qui n’existe plus, à ce que nous avions imaginé autrement. Au-delà des choix — et des décisions mêmes — la volonté qui pousse à persévérer dans son être doit aussi se soumettre à la nécessité des évènements, des rencontres, des autres. C’est ce que Spinoza aurait appelé l’intelligence de la nécessité et qui est selon lui le seul chemin vers la liberté.
Cette nécessité du renoncement est universelle : qu’importe le talent, l’argent, la notoriété, il n’épargne personne, tout comme le temps qui passe. C’est aussi la perspective de la mort qui s’impose comme le renoncement ultime à la vie.
Nous n’avons pas le choix du temps qui passe, de le faire ralentir ou accélérer : il s’écoule avec ou sans nous, que nous en ayons conscience ou pas. Le temps (ou la cadence des évènements si l’on préfère) s’impose à nous et entraine avec lui des conséquences avec lesquels nous devons composer sans cesse.
La vie est avant tout ce qui persiste, ce qui résiste à la disparition, à la décomposition, à la désintégration, à la mort même en se renouvelant à chaque génération. La vie est ce qui agit et rétroagit, ce qui change, mute, évolue pour s’adapter à travers une certaine intelligence de son environnement.
Être vivant, c’est être acteur, et c’est finalement ce à quoi il ne faut jamais renoncer. La liberté, aussi grande et pompeuse soit l’idée, ne s’exerce qu’au présent, dans l’action. Qu’importe ma liberté à l’avenir, qu’importent mes formidables réussites ou échecs passés : si maintenant, je ne peux agir, alors je ne suis pas libre. La liberté n’existe que dans l’action, le faire et demeure par conséquent aussi éphémère que l’instant présent. C’est le paradoxe du temps actualisé à l’être : ne plus être pour être à nouveau, dans le faire. Ce paradoxe se décline encore autrement : pour être libre, il faut être déterminé, ce qui par définition est antinomique, comme si je pouvais déjà savoir ce que je ne sais pas encore.
Si la liberté ne s’exerce qu’au présent, elle se cultive, en augmentant sa puissance d’agir, en cherchant à anticiper les contraintes, en exerçant sa volonté, en identifiant ses désirs propres de ceux qui sont imposés par un mimétisme social. C’est cette liberté, en connaissance de cause, c’est-à-dire délibérée, qui m’affranchi du renoncement par l’action que je pose. Je passe ainsi d’un état de fait à un état de conscience, d’un état contraint à un état résolu.
Cette culture de la liberté est ce qui transforme un simple caractère en vertu, en tant que force d’âme. Au-delà de la simple action spontanée qui se traduit souvent par un repli sur soi ou de l’agressivité (instinct de préservation), je peux poser un acte conscient et courageux, constructif, pour soi et pour les autres.
Seul le courage permet de résister au renoncement, car seul le courage permet d’affirmer sa liberté, en posant un acte délibéré. Sans courage, nous ne ferions que rêver de liberté, de croire en nos capacités illusoires ou espérer des jours meilleurs. Nous vivons dans une période de pusillanimité, de nombrilisme, de la peur de l’autre, qui amène à plus de renoncement, alors que paradoxalement, nous vivons dans une ère d’abondance, voire de sur-abondance et d’excès. Ce renoncement est avant tout moral, cette abondance est avant tout matérielle.
En philosophie, il existe un terme spécifique pour décrire cet état de fait, celui d’acrasie : la connaissance d’une action bonne ou positive à long terme n’est pas suffisante à sa réalisation. L’acrasie est « une faiblesse de la volonté », un manque de courage dans l’action, une paresse morale selon la justice, un raccourci intellectuel pour clore le débat selon la vérité. Je fais ce que je sais être mauvais ou plutôt, je ne fais pas le bien que je pourrais faire : j’y renonce.
Du renoncement, il y en aura toujours, c’est inévitable, mais il doit être voulu, engagé, altruiste. C’est finalement vivre sa vie plutôt que la rêver. On entend souvent que la vie ne tient qu’à un fil, celui de l’équilibriste, entre l’action et la réflexion. C’est simplement faire preuve de courage et d’intelligence.
Crédit : Sergio Heads sur Flickr