Quelle philosophie au XXIe siècle ?
Sous bien des aspects, la philosophie s’est travestie en psychologie, s’agitant plus à déconstruire nos idées fausses qu’à chercher des fondations aux idées vraies.
Au cours des siècles, la philosophie a été réduite à ne plus traiter ni de mathématiques, ni de sciences, car toutes ces disciplines se sont formées en un corpus de savoir à part entière où sa contribution ne dépasse guère celui d’une épistémologie. Il lui restait les questions métaphysiques qu’Heidegger a définitivement abolies en tant qu’oublie de l’être et celle d’une théologie naturelle, à laquelle plus personne ne veut adhérer, tant la spiritualité est devenue personnelle et que l’existentialisme à donner les moyens de créer sa propre religion. Sur ces derniers aspects, la philosophie se réduit à l’éthique. Pour le reste, les psychologues aiment encore se prendre pour des philosophes, ou bien est-ce le contraire ? Tel est le constat d’une philosophie qui fut pendant si longtemps la pierre angulaire à la construction de toutes ces connaissances.
La philosophie comme je la voie souvent pratiquée, est devenu selon Nietzsche une philosophie du marteau, de la déconstruction, de l’analyse des phénomènes souvent plus humains que naturels, une sorte de thérapie pour expliquer sa propre incohérence ou redonner un sens auquel plus personne n’a envie d’adhérer, si ce n’est dans les cercles restreints d’intellectuelles réactionnaires ou illuminés. S’il est nécessaire d’analyser les causes premières et de se garder des illusions, il est important de recoller les morceaux pour reconstruire un édifice plus solide et cohérent que celui à partir duquel nous sommes partis. La philosophie a perdu son universalisme et par là sa capacité à résonner avec une humanité qui s’est elle-même élevée au-delà de sa propre condition à travers les progrès technologiques. La technique serait-elle venue à bout de la philosophie ?
Si l’information est ce que nous retourne le réel, le savoir est un pouvoir, car il donne la clé des technologies. Technologies qui nous permettent d’agir en retour sur le réel et sous bien des égards de nous en affranchir. Cependant, cette boucle de rétroaction n’est pas complète, il lui manque un interprète, un comparateur entre l’action et l’information effectivement retournée, car le réel ne peut se réduire à ce que j’en sais. Il faut encore apprendre de lui, c’est-à-dire comprendre ce qu’il signifie. Cet apprentissage n’est pas un savoir, c’est une connaissance. La technique n’apporte aucune connaissance, elle ne fait que traduire des savoirs (ou connaissances issues des autres) en outils d’adaptations au réel. Ces outils sont fort utiles, même pour les scientifiques qui ne cessent de produire des instruments de plus en plus adéquats à sonder le réel, mais ces outils ne sont pas en eux-mêmes source de connaissances.
Cette étape est évidemment la plus compliquée, et demande parfois une rupture conceptuelle avec ce qui était communément admis. Si cette rupture vient parfois des scientifiques eux-mêmes, elle se nourrit toujours de concepts philosophiques, reconnus ou inavoués, source d’intuitions autant que de découvertes. La philosophie est-elle encore à la hauteur de l’enjeu ?
Je crois que c’est faire tort à la philosophie et aux sciences, d’avoir si fort intelligemment compartimenté tous ces champs du savoir. D’une certaine façon, nous pouvons nous réjouir du travail accompli, c’est le triomphe de la Raison à travers l’émergence de toutes ces disciplines scientifiques et des progrès technologiques. Nous pouvons aussi craindre la perte de cohérence d’un édifice qui ressemblerait à une forêt impénétrable, voire dangereuse. Le savoir est un pouvoir bien gardé malgré l’apparente illusion d’une information surabondante sur internet. L’appropriation du savoir est devenue une arme de manipulation de l’information (dans tous les sens du terme) et d’un décalage toujours plus grand entre les « sachants » et les « agissants » alors que c’est du rapport des deux qu’émerge la connaissance.
La connaissance est l’interprète de l’information et la clé du savoir. Sans cette clé, le savoir se réduit à la technique ou devient pour ceux qui ont une excellente mémoire, une collection d’anecdotes qui permettront de briller quelques minutes lors de dîners mondains ou de congrès internationaux. Voilà aussi à quoi se réduit l’information sur internet, celle que je n’aurais pas validé par moi-même, qui est au mieux un divertissement, souvent une banalité faussement nouvelle, au pire un mensonge. La manipulation de l’information est ainsi la forme la plus fallacieuse de manipulation des foules et la seule façon de s’en affranchir et de remonter à la connaissance. C’est à mon sens le rôle de la philosophie, à la fois dans la vie politique, la vie scientifique et la vie de tous les jours. Quel est notre outil pour cela ?
Si nous sommes passés de l’âge de pierre, à l’âge de fer, à celui de la vapeur, de l’électricité et de l’information pour former des outils toujours plus performants, il est un outil qui aura été utile à tous les âges, je parle de la Raison. La raison est ce qui rend le monde quantitatif à partir de comparaison entre grandeurs équivalentes. C’est ce qui nous permet de déduire des principes d’équivalences et d’établir des relations là où, à travers nos sens, nous n’en voyons aucune. La raison est ce pivot sur lequel nous faisons basculer le monde. C’est le seul outil des philosophes, avec le langage, qui s’est répandu à toutes les sciences, en remplaçant le langage par les mathématiques.
La raison n’est cependant pas un maitre, c’est une catin, et nombreux sont les philosophes à en avoir abusé. La raison pour celui qui en abuse est source de querelle, car il ne cherche plus alors la vérité, il cherche uniquement à avoir raison. Il cherche à se l’approprier, la faire sienne. C’est la même attitude de ceux qui cherche à retenir l’information, à garder jalousement le savoir. Tous ces stratagèmes et subterfuges sont un frein à la connaissance.
Chercher à avoir raison à tout prix est le signe d’une erreur à venir. Nous aurons toujours besoin de la raison, en particulier pour trouver ces pivots sur lesquels baser nos connaissances, mais c’est un outil, pas un maitre, car au moment où nous sommes certains de nos déductions et pensons enfin avoir raison, c’est aussi le moment où nous nous perdons à elle.
S’il y a désormais presque autant de philosophies que d’êtres humains, nous restons de formidables imitateurs les uns pour les autres et détestons se retrouver seul avec nos idées. Elles doivent être défendues, gagnées, transmises et parfois même imposées à la mesure de l’enjeu politique qu’elles représentent. Mais tout ceci n’est pas philosophie, c’est militantisme.
A bien des égards, tous ces néologismes en -isme, nommons-les pragmatisme, wokisme, écologisme pour n’en citer que quelques-uns, sont des idéologies comme les autres qui cherche des partisans pour les défendre. Aucune idée n’est jamais la réalité.
Ne cherchons donc plus à avoir raison, mais à être dans le vrai. Le savoir repose dans l’avoir pour devenir un pouvoir. La connaissance repose dans l’être, pour demeurer juste. Telle est la véritable attitude du philosophe, celle que nous aurions bon gout de rétablir au XXIe siècle.
Je crois que tout philosophe doit passer par une cellule de dégrisement, car il est si aisé de se déconnecter de la réalité. Nous en finissons par prendre nos désirs pour la réalité. Cette réhabilitation nécessite de s’affranchir de nos addictions à plaire, à avoir raison, à user et abuser d’arguments sophistiqués à travers tous les mécanismes de la rhétorique. Nous en finissons par convaincre les autres d’argument dont nous ne sommes pas nous même persuadé. Quel gâchis pour simplement avoir raison ! Il est nécessaire de rentrer en soi après être sorti du réel, tel un toxicomane dont l’effet de la drogue se dissipe. Tel est aussi l’effet de la raison pour ceux qui en abuse. Nombres philosophes contemporains cherchent plus souvent à déconstruire nos idées fausses – quitte à n’en trouver plus aucune de vraie – qu’à chercher des idées vraies, de sorte que celui qui était le défenseur de la vérité a fini par rejoindre le camp des sophistes. Au mieux, il se fait le défenseur du savoir hérité de tant de siècles de philosophie sans se rendre compte qu’il en tarit la source, celle de la véritable connaissance.
Je suis pour ma part pour une réhabilitation de la philosophie pour ce qu’elle est: une incessante quête de vérité, par-delà les contradictions apparentes et les querelles idéologiques, puisant ses ressources dans tous les champs du savoir, et revendiquant une universalité aussi unique que l’univers dans lequel nous habitons. Cet univers, que ce soit au niveau de l’infiniment grand, de l’infiniment petit ou de l’infiniment complexe, restera toujours bien plus vaste que ce cerveau dans lequel nous cherchons à le contenir.
Crédit: photographie de Todd Lappin sur flickr