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Qu’est-ce qu’une idée vraie ?

Il est facile de prendre la vérité pour la réalité, ou inversement. Cependant, si nous qualifions volontiers la réalité de concrète, l’idée que l’on s’en fait reste toujours abstraite. C’est le vieux débat du sensible et de l’intelligible, du perçu et du conçu. En vérité, la réalité qui se manifeste à nous, et dont nous prenons conscience, est un mélange de réel et d’imaginaire. Cette représentation d’une idée vraie, sous ses diverses formes, est l’objet de cet article. Une re-présentation n’est en effet rien d’autre qu’un phénomène qui se présente à nouveau à moi : après m’avoir touché par les sens, il se présente à l’esprit.

Le langage pour parler de vérité

Avant même d’aborder l’idée de vérité, encore faut-il s’accorder sur son moyen d’expression. Cette nécessité pourrait rapidement clore le débat, car les vérités les plus grandes sont sans doute les moins communicables, du ressort de l’expérience individuelle, du domaine de l’indicible. Accordons-nous alors pour n’aborder que ce qui est communicable, ce qui peut être réduit à une information. Et même s’il est facile de jouer avec les mots, faisons la distinction entre « vérité » et « idée vraie ».

Une idée vraie, qui peut se reproduire d’un esprit à l’autre, doit ainsi se réduire à une proposition vérifiable et transmissible. C’est avant tout un problème de langage, que ce dernier se réduise à des mots, des équations ou toutes formes de signes faisant intervenir la logique. Sans ces signes, nous ne pouvons plus parler de vérité. À vrai dire, nous ne pouvons plus parler du tout.  Ce n’est pas sans raison que le Logos grec est à la fois racine de mots tels que « verbe » et « logique ». Ce langage peut aussi se décliner en art, suivant la rhétorique, la poésie ou la littérature et prendre ainsi la forme de sophismes, d’aphorismes ou de contes. Autant de déclinaisons qui mêlent vérité et langage à un niveau dont on peut douter de sa vraisemblance.

Le doute est ainsi le point de départ à toutes ébauches de connaissances, c’est une façon de remettre en question ses croyances : de quoi puis-je être certain ? C’est aussi le fondement du rationalisme cartésien. C’est une attitude qui mène souvent au réductionnisme, c’est-à-dire réduire le réel à ce que j’en sais. La vérité n’est cependant pas un savoir, mais une connaissance, qui intègre l’expérience de cette remise en cause. C’est ainsi qu’une idée vraie peut susciter un sentiment d’authenticité jusqu’à parfois se transformer en conviction. Être vrai, c’est se sentir légitime, en sincérité avec soi-même, selon l’expérience vécue, concrète. Mais avant de concevoir une idée comme vraie, plusieurs étapes sont à franchir.

La vérité comme forme de cohérence

La première forme de vérité, celle que nous ne pouvons jamais ignorer, est la cohérence. La cohérence correspond au principe de non-contradiction en logique. C’est une forme nécessaire mais pas suffisante pour admettre une proposition comme vraie. L’incohérence suffit à invalider une proposition et une seule contradiction interne réduit un argumentaire à néant. Il n’y a en effet rien de plus désagréable que de se contredire dans un discours. A tel point que nous préférons bien plus souvent l’ignorer.

Cette cohérence demeure cependant purement spéculative, telle la manipulation d’objets mathématiques ou de concepts abstraits dont la correspondance au réel n’est qu’hypothétique. Par ailleurs, la cohérence d’un énoncé n’est pas gage de sa suffisance, car l’énoncé peut être partiel ou omettre un scénario auquel nous n’aurions pas pensé. C’est ainsi que le théorème d’incomplétude de Gödel en mathématique énonce que tout système cohérent – ce que nous pourrions croire suffisant à lui-même – est incomplet et que par contraposé, tout système complet est incohérent. Nous n’en finissons jamais de comprendre le monde, plus vaste que le cerveau dans lequel nous cherchons à le contenir.

Même une fois la cohérence établie, la démonstration de cette cohérence est impossible dans le cadre de ce système. En d’autres mots, la cohérence d’un discours est insuffisante pour affirmer que ce discours est vrai. Une proposition peut ainsi être vraie sans être démontrable, ce qui nous oblige à chercher la solution dans un système plus grand encore : le réel  

La vérité comme adéquation au réel

Pour venir compléter cette première forme de vérité, il faut qu’il y ait adéquation au réel. Nous passons d’une conception purement spéculative, abstraite et logique à une conception qui fait intervenir l’expérience. Le réel est alors identifié comme un retour d’expérience, ce qui existe en dehors de l’esprit, quitte à susciter de nouvelles interrogations. Au-delà du principe de non-contradiction, il doit y avoir identification entre une proposition et son objet : une correspondance non-équivoque. Ce type de relation entre l’esprit et le réel amène à un principe d’équivalence où la manipulation abstraite de concepts, du domaine de l’imaginaire, s’identifie avec l’objet réel. Le principe d’inertie en est une canonique illustration : on ne peut distinguer un état de repos de celui d’un mouvement uniforme (les deux sont équivalents) :

La force inhérente à la matière est le pouvoir qu’elle a de résister. C’est par cette force que tout corps persévère de lui-même dans son état actuel de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite.

Isaac Newton

Un principe d’équivalence en physique est comme une égalité en mathématique, c’est ce qui permet de passer d’une adéquation à une équation et rendre un concept manipulable par abstraction, sur lequel je peux appliquer toutes formes d’opérations logiques.

Les déductions que l’on tire de l’observation d’un phénomène servent à créer des relations entre l’objet et le sujet, la chose et sa pensée : une forme d’équivalence. A ce stade, évitons l’écueil de tomber dans un relativisme facile, où « chacun aurait sa vérité » selon le point de vue de l’observateur. Admettre que toute vérité est relative, serait travestir la raison en opinion et la logique en prétention fallacieuse (la simple affirmation « toute vérité est relative » est déjà contradictoire). La raison n’est qu’un compas pour mieux s’orienter, mais ne blâmons pas l’instrument après s’être perdu. La raison est un calcul entre grandeurs de dimensions comparables, un rapport entre valeurs commensurables, une équivalence entre objets de même nature. Il ne s’agit pas ici d’avoir raison, mais d’être dans le vrai. Avoir sa vérité c’est comme avoir raison : c’est transférer la discussion de l’être à l’avoir, regarder le doigt au lieu de l’objet qu’il pointe et clore le débat là où il devrait commencer.

Une idée vraie crée du lien, donne sens, et englobe les relations qui existent entre les divers champs du savoir, de l’avoir et de l’expérience. C’est ainsi que la vérité peut susciter un sentiment qui pour son défendeur devient une conviction. Il reste donc une dernière distinction à faire : ce qui relève du phénomène de ce qui relève du sujet pensant.

Vérités scientifiques et vérités ontologiques

Jusqu’à présent, nous pourrions être tentés d’admettre qu’il n’y de vérités que scientifiques et que toute affirmation qui ne pourrait pas être vérifiée par une expérience concrète et reproductible est soit fausse, soit inintéressante. C’est l’attitude positiviste des sciences dont je voudrais éviter l’écueil.

Les sciences ont une approche épistémique de la réalité, qui consiste à prédire et expliquer les changements qu’apporte un objet dans le monde. C’est comprendre les étapes de transformation d’un état en un autre selon une méthode scientifique. C’est découper l’espace en autant de points nécessaires à décrire le mouvement. C’est s’affranchir du temps à travers une trajectoire qui recouvre à la fois le passé et l’avenir.

L’ontologie, c’est comprendre l’objet pour lui-même, de l’intérieur. Non pas immobile, mais fidèle à lui-même. Non pas immuable, mais continue. Non pas indiscernable, mais unique. C’est une expérience métaphysique. Citons ici Bergson dans son Introduction à la métaphysique parue en 1903 qui débute en exposant cette problématique :

Si l’on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l’absolu, on s’aperçoit que les philosophes s’accordent, en dépit de leurs divergences apparentes, à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime. La seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole. De la première connaissance on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu.

Henri Bergson

La meilleure expérience que nous puissions avoir de connaitre un objet de l’intérieur est soi-même et à vrai dire c’est la seule que nous ayons. C’est l’expérience du cogito de Descartes : je ne peux douter que je suis. Telle est l’expérience que nous faisons tous. Cette vérité ontologique est intrinsèque à l’objet, mais la conscience que nous pouvons en avoir est subjective.

Les sciences s’intéressent à l’objet de l’extérieur pour anticiper son évolution dans l’espace et le temps. La métaphysique s’intéresse à l’objet en soi, sans passer par la symbolique et le formalisme associé à toutes opérations logico-déductives. Il ne s’agit plus de trouver un principe d’équivalence, mais de comprendre la chose pour ce qu’elle est. Pour citer à nouveau Bergson dans le même ouvrage : «L’absolu est parfait en ce sens qu’il est parfaitement ce qu’il est ».

Ce clivage entre sciences et métaphysique (officiellement enterré depuis Kant), nous ne pouvons pas nous en affranchir. C’est d’ailleurs souvent ce qui nous met mal à l’aise lorsqu’un grand scientifique évoque – souvent naïvement – les questions existentielles, bien au-delà de son domaine d’expertise, ou qu’un philosophe revendique quelques découvertes scientifiques pour appuyer l’un ou l’autre courant idéologique en vogue. Ce type d’excursion d’un domaine à l’autre n’est rendu possible qu’à travers une intuition et constitue la dernière étape pour se former une idée vraie.

La vérité comme intuition

Le réel est à la fois ce que nous pouvons percevoir par les sens et concevoir par la pensée, puisque cette pensée fait aussi parti du réel. L’idée que l’on se fait de la réalité est ainsi un mélange de réel et d’imaginaire où seule l’intuition est capable d’intégrer les deux. C’est le point de nucléation à toute analyse, avant même le langage ou la logique. En ce sens une intuition est toujours personnelle, c’est-à-dire ontologique, et dépend du contexte qui l’a vu naitre, c’est-à-dire épistémique. J’ai abordé ces thèmes plus amplement dans l’article : Qu’est-ce que l’intuition ? ainsi que dans celui Qu’est-ce que la connaissance ?

De par sa nature souvent indémontrable, l’intuition est ce que nous aurions le moins envie de qualifier comme vraie, ou tout au plus en son for intérieur. C’est ce que nous aimerions soustraire à toutes investigations scientifiques, alors que c’est précisément sur elle que les plus grandes découvertes reposent. Nous devons pourtant nous rendre à l’évidence : aucune connaissance n’est achevée, les fondations mêmes des mathématiques ne sont pas suffisante à elle-même et nulle science n’est à l’abri d’une remise en cause de ses hypothèses. L’intuition est aussi utile en sciences, en mathématique qu’en philosophie, c’est l’objet d’investigation qui diffère.

Finalement après avoir renoncé à nos croyances non-testées, nous voici devant le même type de problématique : pour faire avancer la connaissance, tendre vers cette idée vraie que nous pensions atteignable, il faut à nouveau faire un saut de foi et s’en remettre à son intuition, ce que je crois réellement être vrai. Une intuition qui se présente à soi comme une évidence et qui est ainsi la forme la plus pure d’une idée vraie. C’est à partir de cette intuition que le travail novateur, l’accroissement des connaissances, la recherche de vérité pour enfin commencer.

Épilogue

Toutes nos théories sont fausses. C’est l’enseignement que nous retirons de tant de siècles d’évolution des idées, au moins celles couchées sur le papier depuis l’invention de l’écriture.

Il n’y a rien d’Aristote sur l’explication de la Nature qui tiennent encore la route aujourd’hui. De même pour Descartes et ses élucubrations sur la biologie ou la mécanique animale alors qu’il s’était certainement astreint à suivre sa propre méthode. Un discours de la méthode qui aura été le fondement philosophique de l’esprit analytique moderne. Ne parlons même pas de l’Ether, des forces à distances de Newton et tant d’autre concepts scientifiques ayant été étudié et enseigné avec la plus grande rigueur pendant des années pour passer en complètes désuétudes.

Nous pouvons ainsi balayer l’histoire dans tous les sens : un jour ou l’autre, les certitudes les plus affirmées sont devenus ridiculement fausses. Rares sont les concepts ayant enduré le passage du temps, tel le principe de moindre action ou celui de conservation de l’énergie, qui donnent une ligne directrice plutôt qu’une théorie formalisée. A tel point qu’aucune philosophie ne puisse être enseignée comme le chemin le plus sûr vers la vérité.

Pour se donner bonne figure, nous préférons attribuer l’émergence des sciences dites exactes, à Galilée avec l’introduction d’un certain formalisme mathématique, et rejeter tant de siècles d’errance qui pourtant aurons servi de terreau fertile à ses nouvelles sources de connaissance. Comme pour se rassurer, nous parlons d’âge obscur ou de Moyens Ages, en opposition aux Lumières, pour bien se convaincre que nous ferions mieux d’oublier ce passé douteux. Mais ne soyons pas dupes, toutes ces connaissances et les dernières théories en vogues passeront, comme leurs précurseurs avant eux. C’est l’euphorie de la nouveauté, tout au plus.

Devons-nous pour autant rejeter toutes idées de connaissance et par la même celle de vérité ?

C’est méprendre ce qu’est la connaissance. Connaitre, ce n’est pas s’affranchir d’erreur, c’est repousser les frontières de l’ignorance. Une ignorance bien plus grande que tout le savoir encyclopédique contenu de nos bibliothèques et de nos disques durs.

Il n’y a pas de vérité sans humilité, dont la racine est l’humus, la terre en décomposition, le terreau fertile sur lequel peut se développer de nouvelles idées et concepts révolutionnaires … qui finiront eux-mêmes à l’état de décomposition. N’est-ce pas là l’enseignement de la vie ? Il n’y a pas de connaissance sans vie et c’est par elle qu’elle se développe.

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