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Si le temps m’était compté

Sans le temps rien ne se fait, avec le temps rien ne dure. Ce n’est en réalité jamais un temps que nous mesurons, mais une durée – un intervalle de temps – entre deux événements.

Pourquoi deux ? Parce qu’il faut bien un début et une fin et nous voyons tout de suite le caractère arbitraire de ce choix. C’est le choix de l’expérience, de la mesure, de ce que nous cherchons à comprendre. C’est un choix conscient, réfléchi, parfois même calculé. Ce choix vient de l’ordre que nous cherchons à déceler. Le temps est le gardien de l’ordre, en rendant un effet non-immédiatement opposable à sa cause, un cadenas logique auquel nous ne pouvons échapper. Voilà un premier paradoxe : si le temps est bien le gardien de l’ordre chronologique des événements, ce n’est qu’à travers lui que s’engendre le chaos (sujet déjà abordé dans cet article).

Le temps est donc médiation, en ordonnant les effets aux causes. Avec l’espace, le temps est ce média dans lequel nous baignons tous. Il lie les événements entre eux, ordonnant chaque évènement telle une suite logique de nombre, chacun étant dépendant du précédent et de la relation causale qui permet de déduire le suivant. C’est de l’ordre de ces évènements qui nous en inférons la notion de durée. Même un raisonnement a besoin de temps pour se conduire. Cette durée finie toujours par s’interrompre, comme lorsque nous nous éveillons d’un rêve. Ce n’est qu’à notre réveil que nous avons conscience d’avoir rêvé, pas avant. Toute notion de durée est arbitraire. La durée est la conscience du temps qui passe, mais passe-t-il vraiment ?

Pendant longtemps, le temps ne fut un vrai problème pour les philosophes. Platon n’a pas besoin de temps pour construire son monde immuable des idées, ni les mathématiciens pour déduire leurs raisonnements ; qu’importe le temps qu’ils y prennent. Le temps n’est pas essentiel. Dieu, comme essence de toute chose, est en dehors du temps et correspond à l’endroit où nous finirons bien par reposer. Le temps est cet envers, informe, avant de se rattacher à un espace, celui de notre corps, à travers lequel nous devenons sensibles à l’information qui nous parvient.

Le temps est ordinairement ce que nous entendons par passé, présent et avenir. Mais vivons-nous ailleurs qu’au présent ? Pas un seul instant ! Avec l’épidémie de Covid-19 nous étions confinés entre nos quatre murs, en réalité nous sommes confinés au présent en permanence ! C’est là notre prison, invisible, dont nous tentons de nous échapper par nos rêves et notre imagination.

L’un des plus beaux textes sur le temps nous vient de Saint-Augustin qui, selon son talent habituel, nous montre l’abime avant de nous tendre une perche, à laquelle nous nous accrochons en poussant un long soupir de soulagement. Même pour ce grand repenti devant l’Éternel, cette tirade sur le temps est lancée en marge de ses confessions, comme si le temps était un sujet annexe, où la contemplation du temps ne mène qu’à l’Éternité. L’intégralité de ce texte est retranscrite en fin de cet article, car en plus d’être un texte historiquement important, c’est une remarquable œuvre littéraire.

Le véritable sujet qui a bien plus tracassé les philosophes de nombreux siècles durant est celui de la mort et son corollaire, celui d’une vie bonne. Car la mort revient à chaque génération avec son lot de remise en question que sont la corruption, la disparition, l’oubli. La mort oblige la vie à se transmettre. Ces sujets ont traditionnellement été des concepts bien plus dignes d’attention. Le temps ne servant qu’à dater le moment de la mort, dont le travail récurant et inéluctable n’avait d’égal les mouvements de balancier de la faux, magnifique outil pour récolter les moissons et les âmes.

Le temps serait à bien y réfléchir un concept plus religieux que philosophique et la plupart des scientifiques n’y accordent guère d’importance : c’est une variable bien commode pour dériver des équations différentielles, rien de plus. Pourtant, les paradoxes à son sujet sont légion. En voici un second, le temps est comme les choses, pluriels, là où la raison est singulière en tentant de trouver une cause unique à chaque chose. D’aucuns affirmeront que le présent n’est qu’une illusion : nous vivons dans un Univers-bloc où le passé et l’avenir existent de toute éternité. C’est la vieille thèse déterministe remise au gout du jour. La raison n’a de cesse de s’affranchir du temps, jusqu’à se contredire un instant après. Nous sommes toujours en quête d’intemporel, d’une théorie qui pourra prédire l’avenir, d’un argument qui pourra justifier ce qui nous est arrivé. Très bien, mais combien de temps prenons-nous pour le faire ? Nous vivons en fait rarement dans le présent alors que c’est le seul espace réservé à l’action.

Seul le présent persiste, c’est bien là tout ce que nous savons. Si nous pouvons dire que le temps passe, le présent lui ne passe pas : il est toujours présent. Avons-nous déjà vécu un autre moment que le présent ? Personne n’est jamais revenu ni du passé ni du futur – et encore moins de la mort. Nous parlons de mémoires ou d’anticipations. Certes, mais cette mémoire ou cette anticipation s’énonce au présent. En réalité, tout ce qui est présent à nos yeux – dont on a conscience – est déjà passé. C’est exactement ce que les astronomes observent en regardant l’Univers lointain : un présent qui correspond au passé. Notre esprit cherche à remonter aux causes, mais ce ne sont jamais que les effets que nous observons : un effet qui est passé et dont les traces restent présentes, jusque dans notre mémoire d’évènements antérieurs. L’avenir quant à lui est un possible et de là irréel.

La prise de conscience de notre existence contingente et relative au sein d’un Univers vaste bien que fini, fut également une révélation pour le temps, presque aussi futile que nos vies. Le temps devint orphelin, et pour ne pas le laisser seul, nous l’avons rattaché à l’espace. En fait nous l’avons rattaché à une particule pour laquelle le temps ne s’écoule plus et où l’espace s’étend à la vitesse de la lumière. Cette particule est en fait une onde, sans masse, qu’on ne peut arrêter sans détruire, annihiler plus précisément. On lui a même donné le petit nom de photon, même si on ne peut jamais complètement le localiser. Le temps doit disparaitre pour être mesuré, telle un photon qu’il faut annihiler pour voir. Décidément, le temps est bien paradoxal !

La Physique est devenue le gardien de l’espace-temps, nouveau mot qui n’en forme plus qu’un à partir de notre vision dualiste du monde. Les philosophes ont, hélas, abandonné le temps à la Science, à travers des mesures toujours plus précises d’un laps de temps infiniment bref, mais qui ne nous apprend rien sur sa nature. Einstein ne résout aucunement le problème du temps, il ne fait que le rendre relatif et l’associe de manière définitive à l’espace. Le nouvel absolu est la vitesse de la lumière, ce rapport distance/temps pour une particule sans masse. Le temps est local tout comme la moindre mesure physique que nous pouvons reproduire en divers endroits de l’espace. Le temps aurait-il pu vraiment être absolu ?

Évidemment, il est facile de se convaincre rétrospectivement que le temps est relatif. De grands savants tels que Newton et Kant le prenaient pour absolu ou comme forme a priori de la sensibilité. La gravitation se propageait instantanément d’un objet à l’autre. Surtout, le temps était le même pour tous, même si nous le ressentions différemment. L’Universalisme des Lumières aurait été plus difficile à répandre sans ces absolus. Nous sommes désormais tombés dans l’autre extrême, celui d’un relativisme généralisé ou tout est relatif, jusqu’à nier le temps. C’est finalement oublier que le temps est un média qui lie l’effet à sa cause.

Un mouvement perpétuel qui ne mesurerait que le temps n’existe pas, car tôt ou tard, il est nécessaire d’interagir avec ce mécanisme pour en retirer de l’information. C’est lors de cette interaction que nous percevons le temps écoulé (et donc passé), cette information, nous pouvons la garder présente à l’esprit ou l’enregistrer : c’est la seule trace qui nous reste du temps. Le temps n’est ainsi qu’une relation qui lie les évènements entre eux et ce lien se crée par l’interaction d’un objet avec un autre. Nier le temps, c’est aussi nier cette relation entre deux événements dont la succession, même relative, est bien réelle.

Je maintiens qu’il est difficile de nier son existence, car le temps n’est pas une simple croyance dont nous pouvons déjouer l’illusion ; comme ces chimères et mythes que la science a si souvent révélés en plein jour. Après tout, nous avons basé toutes nos déductions sur lui – l’Histoire est là pour nous le rappeler – jusqu’à l’ériger en principe, celui de la causalité. Je doute que même les physiciens les plus braves soit prêt à en faire fi.

Finalement, j’aurais pu débuter cet article en citant l’Ecclésiaste : Vanité des vanités, tout est vanité. Quoi de plus vain en effet que d’écrire un article sur le temps ! Rien ne dure, rien ne s’achève, rien ne résiste au temps, et fait écho à la vacuité de la question : qu’est-ce que le temps ? L’instant est en effet un évanouissement, un moment insaisissable, comme le vide est à l’espace. Cependant, et c’est là où s’arrête la comparaison, cet instant semble plein, rempli en fait de tout ce qui existe !

Le temps ne finira jamais de nous surprendre, tout comme l’avenir que nous voulons enfermer dans nos théories les plus sophistiquées et des prédictions toujours plus précises. Il y a cependant à mon sens pas de meilleure école d’humilité qu’une méditation sur le temps. Il est bon de se le rappeler de temps en temps….


Le Temps selon Saint-Augustin

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?

Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ; qu’on le dise, peu m’importe ; je ne m’y oppose pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le passé soit encore. »

Saint-Augustin, Les Confessions, Livre XI

Source: Salvador Dali, The Disintegration of the Persistence of Memory. 1952-54, Fundació Gala-Salvador Dalí

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