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Que pouvons-nous apprendre du chaos ?

D’après la théorie du chaos, la forte sensibilité aux conditions initiales, rends les prédictions d’une équation, même déterministe, impossible aux temps long. Cette incertitude, intrinsèque aux équations utilisées, engendre des bifurcations, c’est-à-dire des valeurs aux limites radicalement différentes à un problème initial en apparence identique, de sorte que nous appelons ce régime chaotique. 

L’exemple le plus connu, qui permet de rendre ici hommage à Henri Poincaré, est celui du problème à trois corps, même si l’origine de ces questionnements remonte à Pierre-Simon de Laplace cherchant à vérifier la stabilité du système solaire d’après les équations de Newton.

Il est important de noter que ce n’est pas l’équation mathématique elle-même qui est imprévisible, mais son calcul. La représentation algébrique est toujours exacte. Le calcul arithmétique ne l’est plus, car limité par sa précision. Par exemple, l’exactitude de π (symbole Pi) ne peut être représenté par aucun nombre, quel que soit le degré de précision. Cette distinction est plus facile à saisir depuis l’invention de l’ordinateur, qui est une machine à penser physique, n’utilisant qu’une logique binaire pour faire des calculs et simuler les mathématiques à travers les algorithmes associés. D’ailleurs, bien avant l’invention des transistors, Blaise Pascal avait déjà fait construire une première machine d’arithmétique, nommée par la suite pascaline, dont sa sœur Gilberte Périer retranscrit l’étonnement de l’époque :

C’est à l’âge de dix-huit ans qu’il inventa cette machine d’arithmétique par laquelle on fait non seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons ; mais on les fait même sans savoir aucune règle d’arithmétique et avec une sûreté infaillible. Cet ouvrage a été considéré comme une nouvelle chose dans la nature d’avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l’esprit, et d’avoir trouvé le moyen d’en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement.

Gilberte Périer, Biographie de Pascal

Cette distinction entre précision et exactitude, mettant le chaos en relief, n’est pas sans rappeler celui du problème non moins ardu de nécessité et contingence. En effet, ce qui est nécessaire ne souffre aucune imprécision ou ambiguïté (il ne peut pas ne pas être), ce qui est contingent n’est jamais totalement exact (car il aurait pu tout aussi bien être autre chose). Comment, à partir de lois physiques déterministes d’où ne découle qu’un comportement nécessaire, une réalité arbitraire puisse émerger, où nous ne pouvons même plus prédire avec certitude le temps qu’il fera demain ? Du point de vue des sciences dites exactes, les meilleures prédictions sont celles qui se réduisent à des systèmes extrêmement simples, composés de quelques particules uniques, voire élémentaires, tel un atome avec ses électrons et quelques photons enfermés dans une boite (dite quantique, lorsque les degrés de libertés sont limités dans les 3 dimensions de l’espace). À ce niveau d’abstraction (dans ce sens où nous avons abstrait tout le reste de l’Univers pour ne considérer que ces quelques particules – ce qui n’est jamais réellement possible), les seules prédictions exactes sont celle d’un calcul de probabilité selon les lois de la mécanique quantique et leurs précisions, la déviation standard de cette statistique de points de mesure.

Ainsi, même d’un point de vue de la physique la plus fondamentale, l’exactitude nous échappe à nouveau, précisément là où nous avions butté contre elle d’un point de vue mathématique. Ce n’est plus ici le calcul qui nous fait défaut, mais la mesure.  Le calcul est aux mathématiques ce que la mesure est à la physique et in fine ce que la statistique est aux probabilités, car ni le calcul, ni la mesure, ni les statistiques, ne sont jamais parfaitement exactes.  La physique quantique est une physique mathématique et la seule façon de tester ses prédictions est à travers l’analyse statistique d’un grand nombre de phénomènes contingents. La physique comme les mathématiques souffrent du même problème de précision à travers lequel le chaos s’engouffre et rend nos déductions initialement nécessaires, finalement contingentes.

Le chaos soulève ainsi le problème, plus embarrassant, de la causalité : si une même cause, ou si proche qu’elles sont indiscernables, engendre à long terme des réalités complètement différentes, comment affirmer avec aplomb que les mêmes causes engendrent toujours les mêmes effets ?

Le chaos engendre un double paradoxe : celui de la nécessité, et celui de la causalité. Deux concepts servant de validité à nos raisonnements. Comme tout paradoxe, ces propositions mutuellement contradictoires permettent de lever le voile sur une réalité qui nous a échappée jusqu’à présent.

Commençons pas éclaircir les termes

  1. Cause n’est pas raison. Toute cause est productrice d’un effet qui se manifeste en tant que phénomène physique mesurable. La raison ne produit pas d’effet réel, ce n’est pas une action, c’est une pensée. La raison produit des raisonnements, c’est-à-dire des explications (passées) et des prédictions (futures) à travers une théorie. Nous ne pouvons substituer ‘rien n’arrive sans raison‘ par ‘rien n’arrive sans cause’ : ces deux propositions ne sont pas équivalentes.
  2. Toute cause est locale dans le temps et l’espace, telle une action, alors que nos raisonnements cherchent à lier les phénomènes entre eux jusqu’à une cause première ou à un système de causes capable de donner une explication rationnelle à l’observation, qu’on appelle plus généralement principe de causalité. La raison est étendue et ne se réduire ni à un instant, ni à un point, elle n’a rien de locale. Elle étend la cause au phénomène pour mieux l’interpréter, là où la cause « motrice » ne fait que mettre en mouvement (ce qu’Aristote aurait appelé la cause efficiente)
  3. C’est la succession qui engendre la cause, et non la cause qui engendre la succession. Cette affirmation est loin d’être évidente, mais le seul garant du principe de causalité, car si la cause est induite de la succession et n’en découle pas, elle n’a plus rien de rationnelle. Un raisonnement logique ne peut être valide que par déduction, telle une démonstration mathématique, non par induction de phénomènes répétitifs généralisables. S’il ne se base dans un principe nécessaire, toute généralisation est impossible et le réel se chargera tôt ou tard de l’invalider. Ce n’est pas parce que nous observons tous les jours que le Soleil se lève à l’Est (phénomène répétitif) que nous en déduisons les lois de la Gravitation universelle (principe nécessaire). Un jour, le soleil ne se lèvera plus à l’Est, sans changer pour autant les lois de la gravitation. C’est encore Kant qui a raison devant Hume.
  4. Le temps est la succession de phénomènes liés entre eux par des causes. C’est de la succession que nous vient la notion de temps sur laquelle se base l’observation des causes. Le temps n’a rien de rationnel et la raison en viendrait même à le nier. Temps et raison n’ont rien de comparable. Si le temps est le garant des causes, en ordonnant les évènements chronologiquement et de manières irréversibles, c’est-à-dire en empêchant un effet de s’opposer immédiatement à sa cause, la raison est le garant de principes nécessaires, qui n’existent qu’en dehors du temps, comme l’équation algébrique dont la solution est exacte.

Le temps est ce qui engendre le chaos, à partir de cette succession ininterrompue d’évènements dont la fin est imprévisible. Le chaos n’existe cependant à aucun instant, il a besoin de temps pour se déployer, à travers des évènements non pas nécessaires (rationnels), mais contingents (temporels). Cet instant – où ne peut résider le chaos – est une singularité que même la physique ne peut mesurer et donc connaitre.

En effet, aucune expérience de physique ne mesure un temps, seulement une fréquence. La fréquence est l’observable mesurable avec la plus grande précision, à partir de laquelle nous mesurons une durée, c’est-à-dire le nombre de périodes entre deux événements. Cette fréquence n’est pas le temps, mais la répétition d’un phénomène périodique, cohérent en phase. Cette fréquence, tout comme aucune mesure physique, ne peut être déterminée avec une précision infinie, celle d’un instant. Et puisque le chaos n’existe pas dans cet instant initial, mais lors de sa propagation au cours du temps, le problème du chaos est un problème fondamentalement lié au temps. Ce qui est contingent est temporel, ce qui est nécessaire est intemporelle. Du temps né le chaos.

En vérité, le chaos est ce qui réconcilie les mathématiques avec la physique, à travers le calcul. C’est aussi ce qui réconcilie la nécessité de lois universelles avec la contingence de leur manifestation, à travers le temps. Si nous pouvons comprendre le calcul comme des étapes logiques de manipulations de nombres, et que nous pouvons comprendre la durée comme un nombre de périodes entre évènements cohérent en phase, nous ne pouvons déduire ni l’axiome, ni l’instant à la base de ces raisonnements. En ce sens, l’instant est au temps, ce que l’axiome est à un théorème mathématique : indémontrable. 

Taches solaires illustrant la convection du plasma à l’intérieur du Soleil . Source: jp-brahic de la communauté astrosurf.

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