Les mathématiques sont-elles réelles ?

Les mots sont des symboles, tout comme les signes mathématiques
correspondant aux objets auxquels ils se réfèrent. Ouvrir un livre de mathématiques
pour quelqu’un qui n’en connait aucun des symboles, c’est comme ouvrir un livre
en chinois pour un individu qui ne parlerait que français : rien n’est compréhensible. Pour cela, l’esprit qui ouvre ces livres doit déjà posséder une certaine connaissance, c’est-à-dire une expérience de la matière que le savoir contenu dans ces livres représente. Par esprit et matière, entendons simplement ici sujet et objet. Le sujet pense ce que l’objet – un simple symbole dans un livre – lui retourne. Ces symboles sont censés représenter la réalité, mais aucun de ces symboles n’est la réalité. C’est la raison principale pour laquelle nous considérons les mathématiques comme un monde idéal, distinct du monde réel, qui n’a d’autre réalité que celle que je lui accorde dans mon esprit, tout comme ces symboles couchés sur le papier.

Le réel est aussi ce que nous retourne l’objet. L’objet n’est plus ici un symbole mais matière au sens physique du terme. Que distincte un objet physique d’un objet mathématique ? Précisément sa matérialité, ce qui occupe l’espace et porte une masse, ce qu’aucun objet mathématique ne peut revendiquer. Peut-on considérer la lumière comme matérielle ? La lumière n’a pas de masse est pourtant elle est matière à physiciens, car la lumière tout comme n’important quelle onde de matière ou champ, transporte de l’information et l’information est en dernière analyse ce qui est mesuré, ce que nous retourne le réel. L’information est-elle matérielle ?  Force est de le constater, sinon sur quoi nous baserions nous pour valider nos mesures si nous n’en retirions aucune information ? Mais cette réponse nous met mal-à l’aise, car l’information est aussi ce que me retournent ces symboles contenus dans les livres. Une autre forme d’information, certes, mais une information néanmoins.

Ne voyons-nous pas la Nature comme un immense livre écrit en langage
mathématique ?
Telle est la célèbre phrase de Galilée :

La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur

Galileo Galilei

Ce qui distingue un livre de mathématique, du grand livre de la Nature, c’est son incomplétude. Les deux sont cohérents, en nous retournant une information recevable, tant que notre raisonnement demeure nécessaire, c’est-à-dire contraignant.

La manipulation de la matière, tout comme la manipulation d’objets mathématiques, est contraignante. Cette contrainte est aussi réelle qu’un objet physique peut l’être, par exemple en essayant de faire passer un carré à travers un rond. Le réel qui nous renvoie le coup, est aussi ce que nous retourne un objet mathématique, car je ne peux déduire n’importe quoi, ce qui me ferait plaisir, mais seulement ce qui découle des raisonnements précédents.

En quoi une table serait plus réelle qu’un ordinateur ? Un ordinateur ne sert à rien sans algorithmes mathématiques. Les tables ne poussent pas sur les arbres et les ordinateurs ne se forment pas spontanément de grains de sable. C’est un ébéniste qui donne forme à une table à partir de bois, de même c’est un mathématicien (informaticien si l’on préfère) qui traduit un algorithme en langage machine. Machine faite de transistors et d’électrons bien réels, pourtant, ces algorithmes tournent sans aucun esprit pour les contrôler : ils sont autonomes, tout comme cette table sur laquelle nous posons notre clavier. Nous avons extrait les mathématiques de l’esprit qui les a pensées.

Qu’un objet soit matière, lumière ou mathématique, il est saisissable par l’esprit en transmettant l’information qu’il nous communique- Les expériences de physique les plus sophistiquées ne sont interprétées qu’à travers les traces laissées sur un instrument de mesure et la capture de données enregistrées sur la mémoire d’un ordinateur ou imprimé sur une feuille de papier. L’émerveillement des physiciens à la découverte du boson de Higgs et publié dans des journaux scientifiques, ne correspond qu’à une légère inflexion sur une courbe tracée à l’encre noire. Cette inflexion suit précisément les lignes telles que prédites par les théories associées, calculées mathématiquement. Ce calcul, vérifié expérimentalement, est une raison suffisante pour affirmer que le boson de Higgs existe.

Nous ne pouvons affirmer une telle réalité physique à partir de nos raisonnements et soustraire les mathématiques de cette réalité, car c’est précisément grâce à elle que nous pouvons la connaitre. Cette connaissance est limitée et incomplète, et peut-être que cette réalité ainsi déduite est virtuelle – nous ne pourrons jamais le savoir – mais nous ne pouvons séparer artificiellement les mathématiques de la physique en deux mondes distincts. Les mathématiques appartiennent au monde physique, et c’est ce qui fait leur réalité à travers leurs relations nécessaires. C’est aussi la raison pour laquelle nous pouvons décrire ce monde mathématiquement.

Dans un rêve, mon imagination ne suit aucune logique. Ce n’est qu’à mon réveil, que je me rends compte de mon incohérence, même si durant mon sommeil, je ne m’en rendais pas compte. Ces rêves n’ont pas d’autre existence que celle attachée à mon cerveau endormi : ils ne sont pas réels. Faire des mathématiques, c’est faire un rêve éveillé. Un objet mathématique a sa propre existence, indépendamment de l’esprit qui l’a vu naitre, de même qu’un objet physique est indépendant de notre esprit : ce n’est pas moi qui crée cet objet en le regardant, de même qu’un mathématicien ne crée pas un objet mathématique à partir d’un caprice. Il ne fait que le découvrir. N’est-ce pas ça la réalité ?

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