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Pourquoi Socrate n’a-t-il laissé aucun écrit ?

S’il est un philosophe immensément influent dans l’histoire de la philosophie, c’est bien Socrate dont on peut même douter de son existence, tant son aura revêt un caractère mystérieux, jusqu’à son exécution théâtrale pour seul motif de « corruption de la jeunesse Athénienne ».

Contempteurs et apologétiques se sont relayés pour entretenir son dialogue à travers les siècles, de Platon à Nietzsche ou de Saint-Augustin à Kierkegaard.

Quel que soit le caractère de ce personnage historique, c’est bien sa pensée et ses idées qui se sont transmises au cours des siècles et la jeunesse initialement corrompus revient à chaque génération lui rendre hommage ou le défier.

Comment Socrate est-il devenu aussi influent sans avoir laissé le moindre texte ?

Tout d’abord, son personnage est attachant : il n’a aucune autorité, il enseigne sans s’ériger en maitre. Il prend le temps d’écouter avant de répondre, et même dans sa réponse, il prend soin d’accompagner son auditoire pas à pas, en lui posant des questions. N’aurions-nous pas adoré un tel « professeur » ?

Mais au-delà de cette magistrale mise-en-scène, on comprend que Socrate ne veuille s’enfermer dans une pensée unique. Il séduit, sans sophistications. Il convainc, sans contraindre. Sa dialectique ne peut se réduire à un monologue intérieur : il a besoin de son audience pour exister.

Pour Socrate, je ne peux connaitre vraiment que ce qui reste présent à l’esprit et non l’encre sur le papier de quelques savoirs empruntés dont j’oublie le sens sans les lire à nouveau. Socrate n’a laissé aucun écrit, car il ne croyait qu’en la réalité du présent, représenté par ses dialogues avec son audience, pour susciter en eux ces moments d’eurêka.

En ce sens, l’écriture est un artifice sans substance, une accumulation de savoir mondain, de règles humaines et sophistiquées pour garder la pensée captive en lui ôtant sa vivacité.  N’avons-nous jamais couché quelques phrases sentencieuses sur le papier pour réaliser, plus tard, qu’elles sonnaient creuses ou que nous en avions oublié jusqu’au sens ? Ce personnage qui a écrit ces lignes n’est plus le même que celui qui les lie désormais.

En fait, Socrate est le premier philosophe à faire la distinction entre savoir et connaissance. On peut transmettre un savoir, on ne peut transmettre une connaissance, à moins de générer à nouveau cette étincelle de la découverte du réel, qui est si difficile à communiquer par écrit et nécessite un enseignement. Car cette étincelle, tout comme le feu, a besoin de chaleur environnante, autant que d’oxygène et de combustible, pour se mettre à bruler. Cette chaleur est l’enseignement affectueux d’un maitre, cet oxygène est la vivacité alerte d’un esprit attentif, ce combustible est la substance pleine et entière de la réalité et de l’expérience que je peux en faire.

La théorie de la réminiscence platonicienne, telle qu’initialement enseignée par Socrate, est une immense tautologie : celui de la déduction logique de ce que je sais déjà, mais que je n’ai pas encore démontré, ce qui m’est – pour l’instant – inconnu. Le savoir est ici interprété comme la mémoire de mes connaissances antérieures, qui n’est en réalité que la déduction de mes hypothèses. In fine, c’est ce que l’on retrouve dans chaque théorie mathématique cohérente. Tout philosophe est géomètre à la base.

L’écriture ne peut enfermer aucune connaissance, seulement le savoir qui en reste. Socrate n’a transmis aucun savoir : la seule chose que je sais est que je ne sais rien. Il a transmis une méthode qui a été reprise et enseignée par nombre de philosophes après lui. Si l’esprit de Socrate vit encore, c’est à travers les formes de déductions nécessaires à la découverte.

L’ironie, non plus socratique mais historique, est que nous soyons obligés de l’écrire pour le comprendre- La vertu principale de l’écriture est de conserver des traces du passé en formant une mémoire collective qui n’habite plus le cerveau de celui qui l’a vu naitre. Nous avons d’autant plus besoin de savoir que le rythme de croissances de nos connaissances s’accélère. L’intelligence de l’instant présent ne suffit plus, même si c’est bien cela la source de chaque découverte. Nous avons besoin de l’écriture pour nous le rappeler.

Ne rejetons donc pas l’écriture à cause de l’euphorie de la découverte. C’est bien grâce à ce patient travaille de collecte des idées, qu’a pu émerger de véritables sciences. L’écriture est ce qui a servi de pont entre tous ces esprits pensants, à travers les distances, les siècles, les cultures, et permet aujourd’hui encore de rendre l’esprit de ces maitres du passé, sinon présent, au moins actuel.

La mort de Socrate, Metropolitan Museum of Art de New York.

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