Critique du nihilisme et le paradoxe du temps
Il me semble que le problème philosophique le plus fondamental est celui de la nécessité et de la contingence. Bien qu’en apparence inutile, ce problème motive la plupart de nos choix : nous aspirons tous à un besoin d’émancipation sans vivre pour autant dans l’erreur. Qui voudrait en effet être constamment trompé dans chacun de ses choix ? Nous pouvons évidemment ignorer la question, mais ce serait faire tort à la connaissance, et au final vivre à la fois dans l’erreur et l’aliénation.
Au lieu de parler de nécessité et contingence, parlons un langage plus vernaculaire, celui de Vérité et de Liberté car en effet qui a-t-il de plus nécessaire que la vérité, et de plus contingent que la liberté ?
Au cours de l’histoire, les positions qu’ont tenté d’apporter les philosophes se scindent en deux écoles :
- soit la contingence est une nécessité, et ceci nous amène au déterminisme Laplacien, Spinoziste et les théories platoniciennes au sens large
- soit la nécessité est contingente, ce qui nous amène au relativisme culturel et à l’absurdité de ce monde derrière Schopenhauer, Camus et les théories sceptiques de remise en cause de la vérité plus généralement ;
- Nous avons ainsi une double négation : la négation de la liberté que le déterminisme renie ; la négation de la vérité que le relativisme culturel rejette.
Ce paradoxe se retrouve dans notre vie de tous les jours, où nous sommes à la fois satisfaits de bénéficier d’une technologie toujours plus performante et perplexe devant l’apparente absurdité de ce monde purement utilitariste, dont le seul objectif est d’accroitre sa puissance d’être. Nous en voulons toujours plus, mais ne savons pourquoi.
Pour illustrer les positions de chaque école, prenons les points de vue de Laplace et Schopenhauer, ce qui nous permettra d’entrer dans le vif du sujet. Invoquons tout d’abord le parti de la nécessité :
Nous devons donc envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux.
Pierre-Simon de Laplace
Cette analyse est fortement contrastée par le parti de la contingence, incarné par la figure d’Arthur Schopenhauer dans la Philosophie de l’Absurde chez Clément Rosset:
Le monde avec tout ce qu’il contient semble être le jeu sans but et par là incompréhensible d’une éternelle nécessité. La variété des organisations, la perfection des moyens qui servent à conformer chacune d’entre elle en vue de son milieu et de sa proie, présente un contraste nettement tranché avec l’absence de tout but final soutenable. À la place de cette fin, un instant de bien-être, une jouissance passagère, dont la condition préalable est le besoin et de nombreuses douleurs, un combat incessant, bellum omnium, l’obligation pour chacun d’être tour à tour chasseur et gibier, tumulte, privation, misère et angoisse, crie et hurlement, voici tout ce qui nous apparait et tout cela continuera ainsi in secula seculorum, jusqu’à ce que l’écorce d’autre planète vienne encore une fois à éclater.
Clément Rosset
Si au cours de l’Histoire, la première position sur le déterminisme a dominé, à commencer par la notion grecque de destinée, nous sommes entrés dès le XIXe siècle, dans un relativisme culturel grandissant, où il devient «nécessaire» de borner la vérité à une réalité de plus en plus étroite à mesure de l’extension de nos libertés individuelles. L’affranchissement des contraintes naturelles, à travers le progrès des technologies, nous a paradoxalement fait oublier la réalité de cette-ci.
D’un point de vue scientifique, l’apogée de la première vague culmine avec la théorie de la Gravitation universelle de Newton où chaque corps céleste trouve sa place parfaitement déterminée dans l’Univers, d’où la thèse défendue par Laplace. Ces certitudes volèrent ensuite en éclat avec l’émergence de la Physique Quantique du début du XXe siècle et le principe d’indétermination de Heisenberg. Une physique tellement déconcertante qu’aucun philosophe ne s’est risqué à théoriser comme Kant avait pu le faire des théories de Newton. Nous en sommes restés à l’interprétation de Copenhague : seul ce qui est observable est réel.
Dans la Nature, toute cause première est contingente, telle la désintégration radioactive d’un isotope ou l’émission spontanée d’un photon. En ce sens, nous pouvons donner raison au partisan de la deuxième école. Rien ne peut prédire le moment de son actualisation : chaque action élémentaire arrive par hasard. En revanche, la probabilité de désintégration ou d’émission peut être calculée avec grande précision, pour peu que nous fassions les mesures statistiques sur un grand nombre d’événements pour le valider : l’ensemble est déterminé. C’est dans cette mesure statistique qu’émerge la vérité, et ainsi la nécessité de lois universelles, donnant crédit à la première école. Si la liberté est une propriété fondamentale de l’action – suivant ses degrés de liberté – , la vérité est une propriété émergente d’un ordre collectif – suivant des lois universelles – .
Du point de vue des philosophes, Kant a déjà fait la critique de la métaphysique, la relayant à des conjectures déconnectées de toute réalité, car impraticable ; et Nietzsche a fait la critique du nihilisme, en affirmant que les idées ne font que nier le réel et doivent être déconstruites pour mieux les abolir, telle l’idée de Dieu, de Vérité ou de Capitalisme. Il n’en demeure pas moins actuel que ni la métaphysique, ni les idées sont mortes. C’est d’ailleurs la beauté de chaque génération qui, en se posant à nouveau les questions métaphysiques à l’émergence d’un nouvel esprit rationnel, en vient à nourrir des idées neuves et produire des choses inimaginables jusque-là. Expérience de connaissance par excellence !
Si critique du nihilisme il y a, c’est avant tout une critique de la Liberté et de la Vérité : un débat idéologique cherchant à nier les idées de l’autre. Cette critique ne résiste cependant pas longtemps au principe de non-contradiction. Celui qui nie la liberté suppose qu’on lui en laisse le choix. Celui qui nie la vérité, le proclame haut et fort à travers une déclaration qu’il croit être vraie. Celui qui nie les idées, formera une nouvelle idéologie à l’encontre de ses détracteurs. Le nihilisme fait toujours face à sa propre contradiction, car il ne peut exister sans l’être qu’il cherche à nier. En ce sens, aucun concept métaphysique, qui pose la question de l’être, ne peut être réfuté, par la seule présence de cet être qui les pense, même s’il ne peut être affirmé avec certitude pour autant. Il existe pourtant un concept que nous puissions nier sans se contredire : c’est le temps, car il n’existe que pour cesser d’être. Nous allons y revenir.
Le problème des deux écoles de pensée citée en introduction est que le déterminisme nie la liberté et le relativisme nie la vérité comme si c’est deux concepts était opposé à 180°, l’un excluant définitivement l’autre. Est-ce vraiment le cas ? Je défends pour ma part que ces concepts ne sont pas opposés, mais orthogonaux, comme les parties réelle et imaginaire d’un cercle trigonométrique qui nous donne la norme et la phase d’une onde.
Ce qui est réel est la Liberté, l’action posée dans le temps, ce qui est imaginaire est la Vérité, la compréhension de principes ne dépendant précisément plus du temps. Mais ne nous méprenons pas sur les mots, cette vérité imaginaire est tout autant partie prenante de la réalité que cette liberté que l’on qualifierait de réelle. Ce sont deux mesures d’une même réalité à travers le temps : un instant présent et une projection passée-futur. Ce n’est qu’à travers le temps (et d’une certaine façon sans lui) que nous pouvons réconcilier contingence et nécessité.
Le néant n’est que l’absence d’être : rien au lieu de quelque chose. Mais ce rien ne sers pas à rien : il sers à transmettre de l’information, qui est l’encodage de l’absence ou la présence d’une action dans l’univers. C’est en ceci que le temps sert à quelque chose : à transmettre l’information. Cette information se transmet un signe après l’autre, chronologiquement, et semble complètement absurde si nous nous arrêtons au premier signe ou si nous ne comprenons pas la façon dont cette information est encodée, à travers notamment les lois de la Physique.
La double critique du nihilisme ainsi soulevée en début d’article est avant tout un paradoxe sur le temps. Il nous permet de réconcilier à la fois la liberté présente et la vérité projetée. L’une n’existant que dans l’instant, l’autre n’existant qu’en dehors de cet instant.
En conclusion et pour être concis :
- Nous ne pouvons nier ni la Liberté, ni la Vérité. Par conséquent, nous ne devrions nous résoudre ni au déterminisme, ni à l’absurde.
- La seule chose que nous puissions nier est le temps, dont le principe d’être est de n’être pas.
- Liberté et Vérité ne sont pas des concepts opposés, mais orthogonaux. C’est par une mesure projective du temps que nous pouvons distinguer les deux.
- C’est cependant à travers le temps (la succession chronologique des événements) que nous comprenons le monde à travers l’information que nous retourne le réel.
Salvador Dali, Cygnes se reflétant en éléphants, 1937