Peut-on s’affranchir de la dualité ?
La dualité est une forme de division en deux, de même que la dialogique est une forme de dialogue entre deux interlocuteurs. Si ce texte est lu, c’est bien qu’il existe un auteur et un lecteur.
La dualité relève d’un fait simple et universel : celui d’inter-action. Pour qu’une interaction ait lieu, il faut forcément un échange d’énergie entre deux corps. De même pour la durée, il faut nécessairement un début et une fin. En mathématique, s’il existe une infinité de nombres rationnels entre 0 et 1, c’est parce que chaque intervalle peut toujours se diviser… en deux.
Mais l’action en elle-même me direz-vous, n’est-elle pas unique ? L’action unique n’existe pas : toute action étant cause de quelque chose est toujours cause par quelque chose, nous retombons sur cette dichotomie d’un avant et d’un après. Nulle action est sans cause, de même que nulle pensée est sans conséquence.
La pensée dualiste est omniprésente, comme distinguer le vrai du faux, l’objectif du subjectif, la théorie de l’expérience… La simple réponse à la question de cet article porte déjà les germes de la dualité : oui ou non, c’est-à-dire un choix ou son contraire. Et c’est ce que nous retrouvons dans tous discours logiques : une proposition et sa contraposée, à l’exclusion de tout autre. La dualité n’est autre que notre manière de penser le monde et en ce sens indépassable, car y renoncer, c’est court-circuiter les chemins d’une pensée logique. À partir du moment où je mets un calque logique sur le monde, c’est normal qu’il m’apparaisse sous forme d’une dualité. Ce calque reflète-t-il la réalité ? À l’évidence, non, mais nous ne pouvons pas nous en affranchir.
Cependant, cette pensée amène à des paradoxes, peut-être plus grand encore, tels que le principe de dualité onde-particule en mécanique Quantique, celui d’action-réaction de Newton, ou tout simplement une fuite en avant incessante dans la compréhension des origines. La dualité ne peut en effet apporter aucune réponse au problème des origines, car le chemin des causes est infini.
Dans son introduction au Nouvel Esprit Scientifique, Gaston Bachelard évoque ce paradoxe à travers une double métaphysique :
Tout homme, dans son effort de culture scientifique, s’appuie non pas sur une, mais bien sur deux métaphysiques et que ces deux métaphysiques naturelles et convaincantes, implicites et tenaces, sont contradictoires. Pour leur donner rapidement un nom provisoire, désignons ces deux attitudes philosophiques fondamentales, tranquillement associées, dans un esprit scientifique moderne, sous les étiquettes classiques de rationalisme et de réalisme.
Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique
Ce que Bachelard nomme un « paisible éclectisme » est cette contradiction permanente qui existe, au sein même de la communauté scientifique, entre le réel et l’idée que l’on s’en fait. Le réel, même à travers — ou malgré — des instruments scientifiques de plus en plus sophistiqués, ne demeure accessible qu’à travers l’interprétation théorique de ces faits, c’est-à-dire sous une forme idéalisée. En sciences, il est impossible d’être ni un réaliste pur, ni un rationaliste pur : toutes nouvelles connaissances scientifiques se nourrit d’un aller-retour incessant entre théories et expériences.
Et pourtant le chaos et l’incertitude s’immiscent dès l’introduction d’un problème à N-corps — au-delà de deux — comme si notre bel édifice scientifique pouvait à tout moment tomber sous le joug d’un évènement imprédictible et importun. En fait, les sciences « dures » sont passées progressivement d’une discipline exacte, déterministe, péremptoire à des prédictions probabilistes, plausible, vraisemblable. Ce changement de mode de prédiction à un coût : plus rien n’est certain et l’interprétation devient sinon invraisemblable, au moins surprenante, tels un chat mort et vivant ou deux particules intriquées aux confins de l’univers. Les équations mathématiques demeurent toujours exactes, mais bornées par des inégalités, des conditions aux limites ou des convergences aux grands nombres. La précision n’est plus une simple question de résolution de ces équations – les ordinateurs les plus puissants ne sont pas d’un grand secours — mais est intrinsèque à la mesure, dont une donnée unique n’a aucune valeur, sinon agrégée en grand nombre et selon un protocole de mesure de plus en plus contraignant.
Si la matière est ce qui se divise, la raison est ce qui unifie. Mais si la raison cherche à unifier, elle est aussi à la base de notre discours dia-logique, du logos en grec. Pour s’affranchir de la dualité, on ne peut donc pas lui opposer la raison, ce serait contradictoire, il faut lui ajouter l’unité pour passer non plus de deux à un… mais à trois : pour s’affranchir de la dualité, i faut s’affranchir du tiers exclu. Cette exclusion réduit nos certitudes, mais garantie un réalisme rationnel, cher à notre ami Bachelard. Il y a quelques choses d’immensément fécond à dépasser la dualité, c’est finalement surmonter un paradoxe, s’ouvrir à la découverte et comprendre que le monde est bien plus vaste que le cerveau dans lequel nous cherchons à le contenir.